Pas si bien, le bien-être ?

Par Bruno CREMONESI & Florian MELL

“Comment ça va ? Super ! » « Trop bien »… La question « ça va ? », posée souvent sous forme de politesse, n’attend pas autre chose qu’une énergie positive. Mais au-delà de cet espoir de recevoir des « positive vibes », nous sommes sommé·es d’être bien. Non pas comme le chantent les rappeurs marseillais « à la bien », mais plutôt d’adopter une philosophie du bien-être. C’est-à-dire de prendre soin de soi, de rechercher un équilibre émotionnel et physique.

Dans nos sociétés contemporaines, la quête du bien-être s’impose comme une injonction presque universelle. Nous sommes encouragé·es à nous engager dans des pratiques de massages, yoga, fitness, d’avoir une alimentation saine et une pratique d’activité physique régulière.
Le bien-être est un marché très porteur de 6 300 milliards de dollars en 2023 et une projection de 9 000 milliards de dollars en 2028 (source : 2024 Global Wellness Economy Monitor)


Cette notion de bien-être, très présente dans la société va aussi se retrouver au sein de l’école. Quels problèmes peut amener cette quête du bien-être ? Le bien-être est-il devenu une nouvelle façon de penser son rapport à soi, au monde ? Quelles conséquences sur les politiques scolaires ? Sur nos pratiques d’EPS ?

Le bien-être une injonction « biomorale »1

Le bien-être est devenu une injonction sociale dans la quête d’une recherche de la meilleure version de soi-même. Il faut être, devenir une belle personne par sa propre responsabilité de se développer comme si on développait une petite entreprise.

Cette responsabilité morale de prendre soin de soi va culpabiliser les personnes

qui sont plus malades.
D’ailleurs certain·es en arrivent à penser à un système d’assurance maladie différencié en fonction de notre état de santé. L’idée sous-jacente étant que les personnes en bonne santé ne devraient pas payer pour les malades. Malades qui seraient, d’une certaine façon, responsables de leur propre maladie.

Le bien-être ne dépend pas que de soi mais d’un changement de société…

Camille Teste dans son livre « Politiser le bien-être » montre que cette idéologie du bien-être sert en réalité à légitimer un système socio-économique inégalitaire. En faisant peser la responsabilité du mal-être sur les individus eux-mêmes, elle empêche toute remise en question structurelle et toute révolte contre les violences systémiques, notamment celles du marché du travail. On nous pousse à consommer toujours plus – en livres de développement personnel, en stages de méditation ou en produits de bien-être – dans l’espoir d’atteindre un état de sérénité qui ne dépend pourtant pas uniquement de nous.

Repolitiser le bien-être ?

C’est l’ambition de Camille Teste qui nous rappelle que la pensée anarchiste avait comme slogan au début du 19e siècle, solidarité, liberté, bien-être.

Il est nécessaire d’œuvrer, par l’éducation populaire, par le syndicalisme pour permettre de prendre conscience que le bien-être ne dépend pas que de soi mais d’un changement de société nécessaire qui contient plus de justice sociale et moins d’inégalités. C’est parce que les conditions ne sont plus réunies que l’on remet la responsabilité du bien-être exclusivement sur soi.

Faut-il pour autant combattre le bien-être ? Dans une société qui broie les corps et les esprits, prendre soin de soi, c’est aussi refuser de se laisser détruire par le système que l’on combat. Plusieurs mouvements dont les mouvements féministes parlent de plus en plus de “burn-out militant”. « S’user jusqu’à l’effondrement ne profite à personne, et un militant qui fait un burn-out ne peut plus mener ses combats. » rajoute Camille Teste.

Bien-être ou « bien-devenir »2 à l’École ?

Les propositions de Philippe Meirieu3 pour caractériser la notion de bien-être sont éclairantes pour engager une réflexion sur la place du bien-être à l’école. En effet, si la recherche du bien-être à l’école correspond à l’exclusion de toute forme d’humiliation, d’irrespect ou d’actions pouvant porter atteinte à la santé d’un individu : la quête du bien-être à l’École est fondamentale. De la même manière, le bien-être comme une conséquence du respect des droits de l’enfant et de la Convention Internationale des Droits de l’Enfant (1989) apparaît comme une quête indispensable. En revanche, si le bien-être se confond avec le plaisir immédiat, l’évitement de toute contrariété, la recherche de l’approbation systématique de l’élève, alors cette conception du bien-être reprenant les dérives du « développement personnel » constitue un « obstacle majeur »3 au développement des élèves.

Il est également difficilement concevable d’intégrer à l‘école une acception du bien-être qui viserait à « former des compétences psychosociales pour rendre le sujet adaptable à toutes les situations, au détriment de la formation de sa lucidité et de l’éveil de son sens moral »3. Il s’agit d’éviter le renoncement d’un sujet à sa liberté au profit d’une « identification fusionnelle à un groupe »2 maintenant cet individu sous emprise. Également, rechercher le bien-être c’est préférer la construction progressive d’une réflexivité, d’un regard critique plutôt que la « docilité sereine » ou la prise en compte de « pulsions primaires ». Enfin, « Le danger majeur de l’idéologie du bien-être est, en réalité, l’essentialisation latente dont elle est porteuse : une essentialisation qui est exactement le contraire du projet d’éduquer. Car éduquer, ce n’est pas enfermer un sujet dans son « être » ; c’est, tout au contraire, lui permettre d’échapper à toutes les assignations »2.

Finalement, Philippe Meirieu propose d’envisager la notion de « bien-devenir »2 plutôt que la recherche du bien-être systématique à l’École. Le bien-devenir c’est : « C’est ce qui permet à un sujet d’assumer ce qui l’a fait mais lui donne aussi le courage et les moyens de ne pas y être enfermé. C’est l’aider à regarder en face d’où il vient et à décider lui-même où il veut aller ».

« Bien devenir »2 en EPS : la rencontre plaisir-frustration avec l’appropriation de la culture ?

Comment envisager l’appropriation de ce concept en EPS ?

Le bien-devenir pourrait transparaître dans l’évolution des pratiques évaluatives de plus en plus formatives et formatrices, c’est-à-dire plaçant au centre des indicateurs révélateurs de progrès que les élèves s’approprient dans une temporalité plus longue. Cette évolution favorise la mise en activité des élèves dans un « espace hors menaces » (Jacques Lévine – 2012), un espace où les élèves peuvent échouer, répéter sans mettre leur estime d’eux-mêmes en danger et manipuler des savoirs constitutifs de notre discipline.

L’enseignement de l’EPS est un espace privilégié pour confronter les élèves à l’effort, l’épreuve, le dépassement, l’expérimentation. Ces dimensions peuvent entrer en opposition avec l’acception du bien-être comme état immédiat de plaisir. En effet, dans la réalisation d’une course en athlétisme ou en natation, le plaisir ne sera pas immédiat mais bien d’accomplissement. Dans les propositions de Marion Ayral et Teddy Mayeko4, plusieurs pistes sont envisagées pour permettre le « bien-devenir » en EPS, en articulant effort et acquisition d’une culture commune. Les auteurs proposent de « chercher à réhabiliter l’effort » en maquillant ce dernier à l’aide de tâches collectives, en passant par le jeu et le défi (individuel et/ou collectif). Également, ils proposent de permettre aux élèves de comprendre les sensations qu’ils et elles éprouvent à l’effort en visant une éducation aux sensations dépassant les activités du CA5. En complément, ils envisagent de favoriser le dépassement de soi en incitant les élèves à repousser leurs limites, en fixant des objectifs ambitieux mais à leur portée. Ces propositions raisonnent avec les propositions de Eric Donate dans le Contrepied « musculation  »5 .

Un exemple en danse

Enfin, le « bien-devenir » peut également s’envisager dans ce que Meirieu reprend sous la notion de « conflit social (débat démocratique) »3 à condition que l’enseignant·e soit en capacité : 1) d’imaginer des rotations permettant à chaque élève de traverser les rôles constitutifs de la situation, 2) d’organiser le travail de chaque élève au sein d’un groupe pour qu’il·elle ne puisse pas se réfugier dans un rôle de « concepteurs, exécutants, chômeurs et gêneurs » (Meirieu, 1985) qui limiterait ses possibilités d’apprentissage et centrerait l’activité d’un groupe d’élèves seulement sur la réalisation d’un travail commun. Par exemple, en organisant le travail collectif en danse. Vous pouvez faire le choix de laisser 4 élèves travailler ensemble et de proposer plusieurs inducteurs pour enrichir le travail collectif. Dans ce cas, nous pouvons faire l’hypothèse que les élèves les plus à l’aise avec l’APSA dirigeraient la conception et réalisation d’une chorégraphie pendant que d’autres suivraient.

Mais il est également possible de commencer la situation avec un travail individuel, d’associer ensuite deux élèves pour qu’ils·elles s’apprennent mutuellement leur chorégraphie, de proposer de nouveaux inducteurs pour faire évoluer cette proposition en binôme, encourager le regard citrique et les échanges réflexifs. Ensuite, il est possible de reproduire ce processus en formant un quatuor qui observe et critique la production de chaque binôme, pour ensuite assembler les deux propositions dans un tout cohérent. Ainsi, chaque élève traverse les rôles de chorégraphe et danseur·euse en s’engageant dans les deux activités. Ce choix pédagogique révèle une attention particulière au « bien-devenir » de chaque élève plutôt qu’à son bien-être qui aurait pu se concrétiser par un non-investissement dans un rôle de chorégraphe dans une formation en quatuor immédiate.

Permettre aux élèves de vivre et s’approprier des éléments de la culture sportive et artistique, c’est contribuer à construire ce bien-devenir et aller vers un projet d’émancipation. Un projet qui peut s’articuler à faire vivre aux élèves des situations pour autant positives et de plaisir dans l’ici et maintenant qui, nous le savons, sont aussi fondamentales dans ce qu’elles peuvent jouer dans la construction des itinéraires dans la continuité des pratiques sportives dans l’avenir.


« Politiser le bien être », Camille Teste, 4 mai 2023

Méditation, sport, coaching, yoga : prendre soin de soi s’inscrit souvent dans une logique néolibérale de consommation et de perfectionnement inatteignable. Coûteuses et normatives, les pratiques de bien-être ne s’adressent souvent qu’aux personnes jeunes, blanches, riches ou valides. Elles prétendent apporter des solutions individuelles à des problèmes collectifs ; or « les petits gestes ne changeront pas le monde ». Camille Teste nous donne des pistes concrètes pour transformer les pratiques de bien-être en de puissants outils d’émancipation et de changement politique.

Voir sur youtube


  1. d’Alenka Zupančič, The Odd One In: On Comedy (2008). []
  2. Philippe Meirieu, « Pourquoi il faut rompre avec l’idéologie du bien-être en éducation », Recherches en éducation [En ligne], 57 | 2025. https://journals.openedition.org/ree/13108 [] [] [] [] []
  3. Philippe Meirieu, « Le bien-être, l’école et le numérique… », Conférence Ludovia 2023. [] [] [] []
  4. Marion Ayral, Teddy Mayeko : S’engager dans l’effort en EPS. Le café pédagogique du 8 décembre 2022. []
  5. Eric Donate, condition physique, contrepied []
PARTAGER
IMPRIMER