Interview de Cédric SAPIN-DEFOUR, par Bruno CREMONESI & Jade KHALI

Cédric Sapin-Defour, professeur d’EPS dans l’académie de Grenoble, est aussi alpiniste et auteur. Au-delà de ses collaborations avec Montagnes Magazine et Libé, il a écrit plusieurs ouvrages ayant pour thématique la montagne (Double/Espresso, Gravir les montagnes est une affaire de style…), recueils de chroniques dans lesquelles il porte un regard tendre ou mordant sur les travers humains tout en explorant le plaisir du langage. Dans un autre registre, est paru en 2023 le très beau récit Son odeur après la pluie, fulgurant succès tant critique que public.
Bruno Cremonesi : Que retires-tu de ton expérience de professeur d’EPS ?
Cédric Sapin-Defour : Devenir enseignant d’EPS est une inspiration familiale. Quand j’étais gamin, je voyais mes parents s’épanouir dans un métier autour du mouvement du corps et de la liberté. Je voulais, en devenant professeur d’EPS, tenter de maintenir l’esprit de cet enseignement de l’éducation physique et sportive que j’avais pu vivre quand j’étais élève, avec des projets, du plein air…
C’était quand même une autre époque, que j’ai connue en début de carrière, avec la possibilité d’emmener les élèves au grand air, dans un vrai sentiment de liberté dans l’enseignement. Ce que j’aime, c’est sortir des gymnases. J’ai essayé, avec mon épouse Mathilde, de faire vivre cette EPS au collège de Beaufort, en Savoie. J’aime passer du temps en EPS et dans le sport scolaire avec les élèves dans la montagne, dans la neige à faire du ski de fond, de l’escalade, de la course d’orientation, de la randonnée.
Au fur et à mesure de ma carrière, j’ai déchanté, car l’enseignement de l’EPS a été de plus en plus contraint par des normes et mis sous pression par la réglementation. Sans faire n’importe quoi du point de vue de la sécurité des élèves, l’institution ne facilite pas la prise d’initiative et le développement de ce type de projet. Il y a une lourdeur administrative qui nous fait renoncer avant même de commencer. J’ai vécu les dernières années comme une lutte de tous les jours avec des chefs d’établissement. Je pense qu’il faut résister et continuer malgré tout, car ce sont des expériences positives qui marquent les enfants toute leur vie.
Quand tu commences à te dire : non, mais je ne vais pas faire ce projet de deux jours de marche avec une nuitée en refuge, cela va être trop lourd, trop compliqué, on va me demander 1 000 papiers, la plus dramatique des interdictions, c’est l’autocensure.
B. C. : Tu évoques dans tes livres la question du rapport de l’homme et de la nature. Comment sensibilises-tu les élèves à cette question ?
C. S-D. : Je reviens à la façon dont mes parents ont partagé très tôt avec moi ce rapport à la nature, à la beauté et à la fragilité du monde. Il y a une nécessité impérieuse d’y prendre garde. Nous, les êtres humains, ne sommes qu’un élément de la nature, et pas du tout distincts de celle-ci. J’ai cette aspiration de partager avec les jeunes ce rapport. J’ai actionné plusieurs leviers pour les sensibiliser à cette question, mais je trouve qu’il y a beaucoup de bavardages autour de la fragilité de la nature. Je voyais les élèves peu à peu décrocher de ce discours catastrophique sur le monde et de la culpabilité qu’ils devraient endosser.
Pour moi, l’outil que j’ai trouvé le plus vertueux, c’est de les emmener dans l’immensité de la nature et de partager le silence et la beauté.
Jade Khali : Comment vis-tu ces deux activités d’enseignement et de littérature ?
C. S-D. : Il y a de vrais liens entre ces deux activités autour de la transmission. Dans l’enseignement et l’écriture, tu présentes à l’autre, tu partages ce qui fait sens dans ton existence. Tu ne l’imposes pas, tu essaies de donner le goût de la pratique sportive, le goût de la lecture ou de l’écriture. Dans les deux cas, c’est une histoire d’élan. Il y a des similitudes dans l’engagement : quand tu crées quelque chose, que ce soit dans l’écriture ou dans la pratique, tu t’exposes à l’échec et à la possibilité de réussir.
Ce n’est pas un lien artificiel. Les dernières années, j’ai trouvé un équilibre grâce au mi-temps annualisé. Une moitié de l’année, je la consacre à écrire et voyager ; l’autre, je retrouve les jeunes, je les vois grandir d’une année sur l’autre. Je suis heureux de les voir évoluer dans leur vie. Quand tu écris des livres et qu’ils ont du succès, que tu passes à la télé, le lundi matin les gamins te remettent les pieds sur terre : s’ils peuvent être fiers de ce qui t’arrive, ce qu’ils veulent, avant tout, c’est que les ballons soient gonflés et que leur prof soit pleinement avec eux.
B.C. : Tu fais beaucoup référence au mot « partage » à la fois dans ton métier de prof d’EPS, mais aussi dans la littérature. Tu partages finalement ton amour de la montagne, de la beauté de la nature, un peu comme les récits de Gaston Rébuffat.
C. S-D. : Quand tu as la chance de rencontrer dans ton existence un univers, un territoire, une pratique, une culture qui donnent autant de joie, de bonheur et de sens, tu as envie de partager cela avec les autres. Moi, c’est la montagne. Ça déborde tellement d’ardeur, d’enthousiasme ! Je ne me dis pas que je suis redevable, mais c’est une gratitude. Pour partager, tu n’as pas 36 solutions : soit tu mets quelqu’un sur ta corde, et puis vous allez ensemble vers les sommets, et tu regardes ses yeux pour voir s’ils s’illuminent comme les tiens ; soit tu ramènes des bouts de montagne dans des récits pour susciter les mêmes émotions.
Tu as raison, je suis toujours très attentif à mon positionnement par rapport aux autres les enfants, les adultes, la nature. Je cherche à trouver une relation d’égalité sans perdre en autorité, en crédibilité ou en légitimité. Quand tu sens que tu inspires les autres en leur montrant que tu es assis à côté d’eux, c’est pas mal.
J.K. : Dans ton ouvrage Gravir les montagnes, est une affaire de style, il y a beaucoup d’humour…
C. S-D. : On doit pratiquer les activités de montagne de la façon la plus consciencieuse, sérieuse, méticuleuse, pour une question d’intégrité physique, mais il ne faut pas perdre en humilité et se prendre trop au sérieux. Si tu fais ça à la légère, tu peux te retrouver la tête en bas. Pour continuer sur cette idée du haut et du bas : dans le milieu de la haute montagne, les alpinistes ont vite tendance à se prendre pour des demi-dieux, parce qu’on va dans des endroits où d’autres sont incapables d’aller. Cette sensation, pour certains, ne décroît pas en redescendant dans la vallée. J’ai parfois trouvé, dans le comportement, les postures, les paroles et les récits de mes pairs alpinistes, un petit peu de condescendance et de suffisance, comme s’ils considéraient qu’ils étaient les seuls à braver les difficultés, à faire preuve de courage.
Moi, il y a des mots que je m’interdis d’employer. Par exemple « courage » : tu n’es pas courageux quand tu vas faire de la montagne, c’est juste un choix. Faire de la montagne n’est pas donné à tout le monde ; cela dépend de ses possibilités économiques et de là où tu vis.
Je voulais rappeler, avant de donner des leçons à la terre entière, qu’en montagne, nous nous marrons beaucoup aussi. Quand je suis en montagne, dans les bivouacs, dans les refuges, j’entends beaucoup de rires. Je vois des gens heureux d’être là, avec le sourire, heureux d’aller faire un sommet. Dans les récits, je lisais souvent beaucoup de noirceur.
Cette dialectique et cette sémantique de la dureté, je ne la retrouvais pas dans les mobiles qui m’ont amené à la montagne. Moi, je suis allé en montagne pour jouer avec mes parents. J’ai décidé de consacrer ma vie à glisser, à sauter, à jouer, à voler. Et donc, quand tu joues et que tu y vas en plus avec des personnes que tu choisis — tes copains, tes camarades, tes compagnons — je ne vois pas tellement pourquoi tu n’appréhenderais pas ces expériences de façon légère (ce qui ne veut pas dire de façon désinvolte).
B.C. : Quand tu fais référence aux alpinistes, tu dis qu’ils sont « un peu comme des astronautes qui vont vers des territoires inconnus ». Tu fais référence à des valeurs qui les caractérisent – Le bonheur de la vie, l’engagement, la beauté et la camaraderie. Ce sont celles qui te font vivre ?
C. S-D. : Tout à fait. Cela fait presque trente ans que je fais de la montagne ; j’y consacre des centaines de jours par an. Les jours de mauvais temps, tu regardes un peu ton existence et tu te dis : pourquoi je m’y adonne de façon aussi assidue ?
Tu peux rechercher une performance, un dépassement de soi ; il y a une dimension importante dans la satisfaction de l’égo. Ce n’est absolument pas négatif quand j’évoque ces éléments.
Au fur et à mesure que la vie passe, qu’elle s’adoucit, et peut-être avec la diminution des capacités physiques, d’autres éléments prennent beaucoup plus de place. Et c’est ce que tu dis : passer du temps ensemble avec les gens que tu aimes.
Ce n’est pas rien d’aller en montagne avec quelqu’un que tu aimes. Je ne dis pas que les autres pratiques sont anodines. Je ne dis pas qu’aller faire une partie de squash avec son pote ne va rien créer en termes de lien. Mais quand tu vas en montagne et que tu ressens dans la balance la question de la vie et de la mort, cela crée des liens particuliers. Oui, il y a de la camaraderie, du rire et de la sensibilité.
Quand tu vas en montagne, tu te sens tout petit face à la dureté des endroits, parfois à leur hostilité, à leur sauvagerie. Mais rien ne t’empêche d’y grandir, de devenir un homme avec un grand H différent, enrichi.
Pour moi, c’est cet ensemble qui est au cœur de ma pratique : la camaraderie, le compagnonnage, l’immersion et la dissolution dans le milieu naturel, et le jeu.