Et si l’évidence de la vérité n’avait plus de valeur ?

Par Florian MEL

Freud affirmait en 1921 « Les foules n’ont jamais soif de vérité, elles réclament des illusions auxquelles elles ne peuvent renoncer. Chez elles, l’irréalité prend toujours le pas sur la réalité ». La récente élection de Donald Trump, dont la capacité à tenir des propos vrais sur son temps de parole a été estimé à 3 % (PolitiFact Institute), interroge fortement sur le crédit apporté à la vérité par chaque citoyen. L’exemple de ses propos racistes à l’égard des immigrants Haïtiens, tenus lors du débat Trump-Harris du 11 septembre, interpelle : « They’re eating the dogs, they’re eating the cats ». Comment peut-on proférer de tels mensonges ? Comment peut-on y croire ? Déterminer ce qui est vrai et faux n’est plus le paramètre important, il s’agit simplement d’attirer l’attention des individus comme l’explique François Noudelmann dans son ouvrage Peut-on encore sauver la vérité ? (2024). Dans cet exemple, ce mensonge permet d’attirer l’attention sur une autre idée relative aux dangers de l’immigration. L’opposition vérité/mensonge ne semble plus d’actualité, c’est la captation de l’attention, des médias qui prime en racontant tout, sans aucune limite.

Quand un fait contrarie nos croyances, nous tentons de démontrer qu’il est faux

Dans une certaine mesure, l’idée de vérité a disparu parce que les faits, leur véracité et leur évidence ne constituent plus une préoccupation centrale, partagée par tous. La recherche de la sollicitation de l’émotion, de la sensibilité de l’audience prime sur l’argumentation raisonnée se basant sur des faits vérifiables. Cette évolution se retrouve dans la notion d’ère de la post-vérité. Elle correspond « à des circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence pour modeler l’opinion publique que les appels à l’émotion et aux opinions personnelles » (Oxford Dictionary). En effet, « la possibilité de dire le vrai pour tous, au nom de la raison, s’est effacée au profit d’un discours à la première personne « je dis ce que je pense que je ressens et donc j’ai raison ». C’est ma vérité, chacun sa vérité » selon François Noudelmann.

Nous croyons à nos propres vérités au sein de nos « bulles épistémiques » confortées par des médias véhiculant des informations en adéquations avec nos croyances. Les algorithmes organisant les réseaux sociaux contribuent également à renforcer ces bulles en nous soumettant des contenus confirmant nos propres croyances, goûts culturels et valeurs politiques. Ensuite, nous sommes en capacité de défendre nos opinions contre des éléments qui viendraient contredire nos croyances au sein des « chambres d’écho ». Quand un fait contrarie nos croyances, nous tentons de démontrer qu’il est faux. En diffusant notre démonstration sur les réseaux sociaux pour renforcer notre bulle épistémique, nous pouvons devenir acteur de la propagation de fake news.

Comment expliquer l’avènement de l’ère de la post-vérité ?

Tout d’abord, la démocratisation de l’accès aux savoirs a contribué à remettre en question les faits présentés par des Institutions ou Autorités délivrant certaines vérités. Chacun peut accéder à des connaissances ayant pu être dissimulées par le passé. Mais ce progrès fait émerger un problème : comment imaginer l’évidence d’une vérité quand nous devons admettre en même temps qu’une vérité est discutable ? En effet, penser qu’une vérité s’inscrit dans une temporalité et qu’elle peut être remise en question constitue le fondement du raisonnement scientifique. C’est bien la discussion, l’interprétation de résultats qui permet de valider ou non une vérité scientifique. Sur cette base, conserver une position critique face aux prescriptions d’experts, que nous ne pouvons vérifier, et considérer que les vérités avancées ne sont pas des mensonges paraît complexe.

la naissance de l’information en continu a constitué un moment de bascule

Ensuite, la naissance de l’information en continu a constitué un moment de bascule. En effet, l’information à portée de main, tout le temps et pour tous, a créé un désarroi. Deux éléments peuvent être distingués pour expliquer l’impact de l’information en continu sur l’importance de la vérité : l’infobésité et l’infodémie. L’infobésité correspond à l’existence d’un flux d’informations empêchant leurs assimilations et limitant l’envie d’accéder à de nouvelles informations. L’infodémie correspond à la propagation massive de fausses informations au point de devenir prégnantes dans le débat public.
Quand les deux éléments se combinent, il devient difficile, pour les autorités, de remettre en cause des croyances sur la base d’un raisonnement scientifique s’appuyant sur des preuves.

De nombreux exemples en lien avec la vaccination contre la COVID-19 peuvent illustrer cette idée. Ainsi, une fake news, c’est-à-dire une information créée par un groupe (ne croyant pas à la fake news) pour manipuler des individus qui y croient, peut circuler dans ce flux continu d’informations et se propager sur des problématiques allant bien au-delà du monde politique. Les fakes news simplifient, permettent de retrouver un sens à ce qui est entendu et de partager avec une communauté d’individus la compréhension de ce que chacun a retenu. La vérité ne constitue plus le point de rassemblement des discussions.

Enfin, la multiplication de toutes les autorités en première personne peut également expliquer la distanciation prise avec la vérité. Cette multiplication des croyances individuelles peut constituer un danger si ces croyances ne sont pas confrontées, avec humilité, à une vérité objective (comprise comme l’acceptation commune de l’existence de faits incontestables). Par exemple, 79 % des Français adhèrent à au moins une des grandes théories du complot. Parmi celles-ci, l’étude montre que 9 % des français croient « possible que la Terre soit plate et non pas ronde comme on nous le dit depuis l’école » (Ifop, 2017). Ainsi, comme l’évoque Ali Rebeihi : si « que cela soit vrai ou faux, n’est plus un enjeu. Au nom de ma liberté et de l’équivalence de toutes les opinions, j’ai le droit de penser que la Terre est plate ». Nous avons le droit mais cela ne signifie pas que c’est vrai. Nous pouvons remettre en question le ressenti de chacun. « Je sens que… » : le ressenti n’est pas contestable, ce n’est pas pour autant que le fait devient incontestable. « La catégorie du ressenti se superpose désormais à celle de la vérité et du fait. Ce que je ressens est vrai et il faut l’admettre. Mais à partir de là, il est difficile de se fier seulement aux ressentis, aux histoires racontées pour déterminer ce qui a bien été réel » d’après François Noudelmann. Nous sommes face à deux légitimités : celle de l’émotion et celle du fait objectif. À ce niveau, les réseaux sociaux font apparaître une égalité de valeur entre l’avis d’un expert et celui d’un individu non-initié sur un sujet spécifique. La difficulté pour discriminer ou hiérarchiser la valeur d’une information au regard du niveau de qualification de l’individu qui la véhicule, soulève un enjeu d’éducation à la compréhension de l’information.

Comment démêler le vrai du faux ?

Le problème actuel concernant l’importance de la vérité se retrouve dans des évidences et la place accordée à une fausse interprétation. Nous devons nous entendre sur le fait que des évènements ont bien eu lieu et qu’une activité d’enquête (vérification des faits, croisement de l’information) confirme l’évidence d’un fait. L’enquête empêche la remise en cause de l’existence de faits passés. Ce travail d’investigation est fondamental pour garantir un échange commun. Le Centre pour l’éducation aux médias et à l’information (CLEMI) propose 5 étapes d’analyse de l’information : 1) vérifier la source du message, 2) analyser le contenu du message, 3) se méfier de soi-même (biais de confirmation, biais d’intentionnalité), 4) croiser l’information sur plusieurs médias fiables :

recherche par mots-clés (label AFP factuel), enquêter sur les informations en cherchant des sources différentes, croiser ces informations, consulter les rubriques de fact-checking, et 5) contextualiser les textes et les images en fonction de l’effet que l’auteur souhaite produire sur son audience. En dépit de cette méthodologie, nous sommes confrontés à la reformulation des notions de vérité, de réalité, de faits et de référence imposée par l’activité de l’intelligence artificielle. François Noudelmann prend l’exemple de la création de données vidéo que l’IA peut générer (les « deepfakes »). Une fois produite, le code informatique ne permet pas de différencier une vidéo ayant réellement été tournée, d’une vidéo réalisée par l’IA. La démonstration du mensonge devient difficile.

L’indignation est le moteur qui, à l’aide d’une enquête de vérification des faits, permettra de rétablir des vérités 

Vouloir sortir de l’ère de la post-vérité est-il un combat perdu d’avance ? François Noudelmann exprime la difficulté croissante que nous éprouvons à vérifier une fake news. La raison n’apparait pas comme un levier suffisamment puissant pour remettre en cause ces fake news. Elles surfent sur le doute à l’égard de « ceux qui sont censés savoir et viennent donner des leçons ». C’est pourquoi, le lien et le dialogue constant pour comprendre les mécanismes émotionnels amenant la croyance d’une fake news apparaît comme l’élément capital pour redonner à la vérité son rôle central dans le raisonnement citoyen. Enfin, la conservation d’une forme d’indignation par rapport aux mensonges apparaît comme un élément essentiel pour exister dans cette ère de la post-vérité. Le fait d’imaginer que ce qui est dit est faux, nous pousse à aller chercher la vérité. L’indignation est le moteur qui, à l’aide d’une enquête de vérification des faits, permettra de rétablir des vérités : « tant qu’il y aura encore un individu scrupuleux ou indigné pour dire « ce n’est pas vrai », la vérité luira encore dans la nuit » (François Noudelmann dans son ouvrage Peut-on encore sauver la vérité ?).

Émission Grand Bien vous fasse – Comment sauver la vérité à l’heure des fake news ?

Publié le mardi 22 octobre 2024

Invité·es :

François Noudelmann enseigne à l’université de New York, où il dirige la Maison française. Il est spécialiste de l’œuvre de Sartre et auteur de plusieurs ouvrages, il est l’auteur de: Peut-on encore sauver la vérité ?, publié aux éditions Max Milo (octobre 2024).

Thomas Huchon est journaliste, auteur, réalisateur, consultant et enseignant, spécialiste du web, des infox et des théories complotistes. Il est l’auteur de : Anti fake news. Le livre indispensable pour démêler le vrai du faux, publié aux éditions First (2022).

Laurence Devillairs est docteure et agrégée de philosophie HDR à Sorbonne Université, normalienne. Elle est spécialiste du XVIIème siècle et de philosophie morale. Elle réalise des visites au musée d’Orsay intitulées « Une touche de philo au musée. Visite philosophique » du 10 octobre 2024 au 16 janvier 2025 (1h /10 euros tarif adulte). Elle est l’autrice de : Être quelqu’un de bien. Philosophie du bien et du mal, publié aux éditions Points (2019).

Le vrai et le faux

Spinoza fait une distinction entre le vrai et la réalité. La réalité vient qualifier les choses qui nous entourent, le vrai est un jugement sur les choses. Lorsque je vais décrire une situation par exemple mes conditions d’enseignements, mon gymnase vétuste, le bruit… Le principal du collège ne peut pas me dire que ce n’est pas vrai. Il est sur un jugement d’une réalité. Le soleil n’est ni vrai, ni faux, il est réel. La vérité désigne l’adéquation entre ce qu’est réellement une chose et ce que l’on pense d’elle. Dans mon cas, la vérité c’est que ce gymnase n’est pas une installation sportive qui me donne des bonnes conditions d’enseignement.

Le sens commun à tendance à confondre vérité et réalité. La réalité c’est l’ensemble des « objets » qui s’offrent à la connaissance du sujet, sous les apparences qu’il faut « rectifier » pour trouver la vérité. On construit la vérité au fur et à mesure des approximations et des vérifications. Toute théorie authentiquement scientifique constitue pour Bachelard une « approximation de la vérité » appelée à être un jour ou l’autre « rectifiée » par le progrès des connaissances.

Une citation : « La propagande est aux démocraties ce que la violence est aux dictatures. » [Noam Chomsky, éd. Seven Stories Press, 2002]

Pour continuer : Gaston Bachelard, La Formation de l’esprit scientifique.

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