4 questions sur la réforme des retraites (À Bernard FRIOT)

Interview par Alain DE CARLO

Bernard Friot est enseignant chercheur retraité. Sociologue et économiste, membre du SNESUP-FSU, il anime l’association d’éducation populaire « Réseau Salariat » qui porte l’idée d’un salaire à la qualification personnelle destiné à l’ensemble de la population. Il a publié de nombreux travaux sur les retraites, notamment lors des différentes réformes.

Son dernier ouvrage « Prenons le pouvoir sur nos retraites » (Editions La dispute, 2023) prône une lutte offensive qui dépasse largement la revendication du retrait du projet de réforme. Des éléments pour nourrir nos réflexions et débats.

Alain DE CARLO : Quels sont selon vous les enjeux majeurs de la lutte en cours contre le projet de réforme des retraites ?

Dans l’immédiat, il faut bien sûr mettre en échec la réforme dans ses deux dimensions :

■ l’attaque contre les régimes spéciaux (mise en extinction des régimes EDF-GDF, SNCF, RATP après celui de La Poste et des télé- coms) : si nous sommes battus, le régime de retraite des fonctionnaires sera évidemment la prochaine cible. Eviter ce recul suppose une bataille pour un régime de retraite unifié assurant à tous, quelle que soit la durée de carrière, 100% du salaire net des 6 meilleurs mois. Quelle que soit la durée de carrière : la suppression de la référence aux annuités est une bataille politique majeure, il faut en finir avec le salaire comme résultat d’un travail subordonné et étendre le salaire comme condition du travail librement choisi.

■ Le recul de deux ans de l’âge légal, augmente le nombre de personnes précarisées sur le marché du travail. Ce sont les personnes aux emplois les moins qualifiés, exclues comme « seniors » du CDI à temps plein depuis qu’elles ont 45 ou 50 ans (à 60 ans, la moitié des personnes, précisément celles qui sont les plus fragiles sur le marché du travail, ne sont plus dans l’emploi) qui sont la proie de toutes les surexploitations et il s’agit d’allonger de deux ans cette situation d’armée de réserve du capital, en parfaite symétrie avec l’allongement de la période dite « d’insertion » des jeunes.

Supprimer l’insertion comme la séniorité, ces scandaleuses discriminations par l’âge, suppose que le salaire devienne un droit politique de toute personne majeure, de 18 ans à sa mort.

A. D. C : Vous évoquez dans vos travaux la notion de « salaire continué », en opposition à un différé des cotisations. Pouvez-vous nous expliquer les fondements des modèles de retraite, notamment entre répartition et capitalisation ?

Précisément, l’importance des conquis communistes de 1946 qui font de la pension la continuation d’un salaire de référence (Thorez pour la fonction publique, Paul pour le statut des électriciens et gaziers, Croizat pour le régime général) est qu’aujourd’hui, malgré les attaques, la pension de retraite est l’anticipation la plus importante du salaire lié à la personne et non pas à l’emploi. Pour 250 des 340 milliards de pensions, c’est un salaire continué, la poursuite d’un salaire de référence, et non pas le revenu différé de cotisations prises sur les salaires de la carrière.

Dans la fonction publique, dans les régimes spéciaux, dans le régime général, aucun compte n’est tenu des cotisations dans le calcul de la pension, les retraités sont des travailleurs dont le salaire est délié de l’emploi et non pas d’anciens travailleurs récupérant leurs cotisations passées à travers celles des actifs actuels. En 1947, quand les patrons ripostent aux initiatives communistes de 1946, ils créent un régime complémentaire du régime général pour les cadres (l’AGIRC) qu’ils étendront à tous les travailleurs du privé au début des années soixante (l’ARRCO).

Ce régime est évidemment en répartition (la capitalisation, trois fois tentée en 1850, 1910 et 1930, est un échec), mais une répartition capitaliste dans laquelle les pensions sont le différé des cotisations de la carrière. La lutte de classes n’est pas ente répartition et capitalisation, mais entre répartition communiste (qui dénoue le salaire de l’emploi pour en faire un droit politique de la personne) et répartition capitaliste (qui fait de la pension le différé des cotisations liées à l’emploi).

A. D. C : En fin de carrière, les collègues sont nombreux à attendre le départ à la retraite, mais vivent souvent difficilement ce passage à la sphère dite des « inactifs » dans le modèle économique actuel. Comment expliquer ce paradoxe et le dépasser ?

Vous avez raison de souligner ce paradoxe sur lequel j’insiste dans « Prenons le pouvoir sur nos retraites ». Parce que la pension est enfin un salaire qui, attribut de la personne, permet le travail libre, il faut à tout prix, pour la bourgeoisie capitaliste, que les retraités soient confinés dans la marge d’un bénévolat associatif, qu’ils ne soient plus au nombre des travailleurs des services publics ou des entreprises. Des travailleurs pouvant décider collectivement du contenu de leur travail, quelle horreur pour la classe dirigeante ! Vite, posons-les comme des inactifs ! Le drame est que ce projet capitaliste est aussi le nôtre quand nous aspirons à être libérés du travail et non pas à libérer le travail de son aliénation. La conquête de la liberté au travail est le cœur de la lutte de classes, pas celle de la libération vis à vis d’un travail resté aliéné. Pour les retraités, être marginalisés comme « inactifs » est une amputation.

Bien sûr, il ne s’agit pas de maintenir indéfiniment les personnes dans un travail physiquement pénible, par exemple. Mais il s’agit d’éviter que des personnes soient vouées à un travail physiquement usant (avec la maigre consolation d’un repos dans la retraite) en revoyant la répartition des tâches de sorte que les travaux physiquement exigeants, s’ils sont nécessaires, ne soient exercés par une personne que pendant un temps limité.

A.D. C : Le gouvernement répète que sans « sa » réforme, on ne pourrait sauver le système. Existe-t-il d’autres sources de financement que le report de l’âge légal et l’augmentation de la durée de cotisation pour maintenir, voire améliorer le système ? Et si oui, pourquoi s’entêter alors que son projet de réforme est très massivement rejeté par la population ?

Les considérations financières sont mensongères dans l’argumentaire réformateur. Si Macron s’entête, ça n’est évidemment pas par peur d’un déficit (les déficits publics sont une excellente vache à lait des capitalistes prêteurs dont le président est un affidé : pensons à la performance de la CADES qui amortit le déficit de la protection sociale en versant des intérêts insensés aux prêteurs). Il s’entête pour la raison qui fait l’objet de cet entretien : il faut en finir avec le droit au salaire comme droit politique. Prendre au sérieux l’argument bidon du financement et répondre qu’on peut trouver d’autres sources de financement (dans la taxation des revenus financiers en particulier), c’est rester prisonnier de l’argumentaire de l’adversaire.

C’est accepter qu’il faille d’abord produire de la valeur avant de distribuer des salaires, et qu’une meilleure répartition de la valeur ainsi produite fera l’affaire. Je reviens sur le cœur de notre échange : dans le capitalisme, le travail n’est pas le fruit d’une libre décision collective, il est subordonné, et le salaire n’intervient qu’après qu’il ait été exécuté, afin que la bourgeoisie obtienne que le travail qui met en valeur son capital soit bien réalisé. Ce qu’initie le conquis de la pension de fonction publique comme salaire continué, délié de l’emploi et donc de la réalisation d’un travail subordonné, c’est un salaire communiste, attribué AVANT la réalisation de la valeur, comme condition de cette réalisation dans un travail collectivement décidé par les citoyens. Pour produire de la valeur, il ne faut que des travailleurs. L’avance en salaires doit remplacer l’avance en capital, le salaire est le préalable de la production et non pas son résultat.

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